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Pierre Reynaud, expert en accessibilité numérique : « le numérique nous a fait faire des bonds de géants»

Lorsque j'ai commencé mon interview avec Pierre Reynaud, je lui ai demandé si cela le dérangeait si j'enregistrais l'interview, pour des raisons pratiques, lorsque l’enregistrement a débuté, il m'a confié que son logiciel de lecteur d’écran l'avait notifié de l'enregistrement, en rajoutant : « Ça, c'est de l’accessibilité ! ». On rigole et c’est de bon augure pour l'interview, donc !


 

Loïc — Bonjour Pierre Reynaud, merci à vous de répondre à mes questions, pour commencer, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Pierre — Je suis à la Réunion depuis une vingtaine d'années, je suis président du comité Valentin Haüy de la Réunion et de l'Océan Indien, c'est mon activité bénévole. En 2010, j’ai fondé avec d'autres personnes l'antenne régionale de cette association qui est la plus grosse et la plus ancienne des associations pour les personnes aveugles et malvoyantes en France et à la Réunion. On a vocation d'apporter ces missions à la Réunion, mais aussi dans la Zone Océan Indien (Ile Maurice, Rodrigues), entre autres. À titre professionnel, je suis Référent Accessibilité Numérique dans une grande collectivité territoriale à la Réunion, c'est cette expertise en accessibilité Numérique que je vais chercher à apporter dans les prochains jours à l'Île Maurice. Et cette accessibilité n'est pas seulement pour les personnes aveugles et malvoyantes, mais c'est l'accessibilité numérique au sens large : comment faire en sorte que les outils et les ressources numériques soient accessibles au plus grand nombre.

L - qu'est-ce qui vous a amené vers l'accessibilité numérique ? Est-ce plus votre parcours professionnel lors de vos études ou une condition personnelle ?

P — C'est une condition personnelle, je suis moi-même aveugle, donc l’inaccessibilité numérique, je la subis « de plein fouet » tous les jours et depuis que j'ai mis mes doigts et mes oreilles sur internet en 1997, j'ai été complètement bluffé par ce nouveau moyen de communication et d'information, mais aussi, j'ai été frustré au quotidien par les problèmes d'accessibilité qui m'ont amené à en faire mon métier passionnant. Dans le sens où j'essaye de faire comprendre aux gens que le numérique pour les gens handicapés, c'est quelque chose d'extraordinaire, mais de très frustrant ! Chaque jour on se dit : « ça pourrait être tellement mieux, si on y mettait un peu du nôtre ! ».

L - Quelles sont les principales frustrations, concernant l’accessibilité numérique ?

P — Je peux vous raconter celle que j'ai vécue ces dernières heures. Je suis allé sur des sites web de compagnies aériennes et j’ai galéré  parce que les calendriers ne sont pas accessibles, ç'est-à-dire qu'on peut choisir sa ville de départ, sa ville d'arrivée, mais on ne peut pas correctement choisir l'heure et la date. Donc, on ne peut rien faire... On a tout le reste des informations : nom de la compagnie, connaissance des destinations, mais on ne peut à aucun moment connaître les horaires d'avions, parce que les calendriers sur le site ne sont pas utilisables. Pour nous les personnes aveugles, on utilise une voix synthétique qui nous lit ce qu’il y à l'écran ou une plage braille qui nous reproduit sous les doigts ce qu'il y a marqué à l'écran avec le truchement d’un logiciel qu'on appelle « lecteur d'écran ». Tout cela ne nous permet pas de manipuler correctement l'heure et la date de notre départ et de notre arrivée. Voilà une frustration parmi d'autres, surtout quand on prépare un voyage comme celui qui va arriver dans quelques jours, tout en sachant que ça pourrait être mieux !

En tant que professionnel, puisque je suis expert en accessibilité, si j'avais le développeur du site en face de moi, je pourrais lui expliquer ou lui dire en deux mots comment le rendre accessible et c'est relativement simple.

Ce qu'il faut savoir, aussi, c’est que La Réunion et la France Métropolitaine basculent de plus en plus vers le « tout numérique », un français doit passer soit par une application mobile, soit par un site internet. Et pour nous, personnes handicapées, si l'outil ou la ressource numérique n'est pas accessible, on se retrouve complètement bloqué et avec une frustration supplémentaire. Par exemple, en tant qu'aveugle, je ne peux pas lire un papier, mais je peux accéder au numérique, et si l'on ne me permet plus d'avoir ni l'humain, ni le papier, ni le numérique, vous imaginez la frustration ? On vous a donné quelque chose d'une main, mais on vous le reprend de l'autre ! On vous l'a fait goûter en disant : « Vous voyez, avec le numérique, ça pourrait être extraordinaire... Mais ça ne l'est pas ! ".

L - Donc le numérique reste un monde de possibilité, mais qui n'est pas imaginé pour les personnes en situation de handicap ?

P — Je suis d'une génération qui a connu l’avant et l'après-numérique. Le numérique m'a fait faire un bond gigantesque en termes d'autonomie. C'est quelque chose d’extraordinaire, mais à condition que ce soit accessible, sous différentes formes. À savoir, que les critères d'accessibilité soient bien pris en compte, mais aussi que les outils nous soient accessibles ne serait-ce qu'au niveau financier. Parce que tout ça a un coût, il y a donc l'accessibilité financière à prendre en compte. 

Tout en étant dans un paradoxe : la majorité des personnes ont la possibilité de se déplacer, d'aller vers le papier, d'aller vers l'information, d'aller vers les personnes. Le numérique est surtout fait pour les jeunes, nomades, connectés, urbains qui eux, n'ont aucun problème de mobilité, d'accès à l'information et à la communication, de dextérité, de vision, puisqu'ils sont jeunes, en pleine santé, etc. Alors que le numérique, pour les seniors, les personnes en situation de handicap, quel que soit le handicap, c'est un véritable moyen d'accéder à tout ça ! Donc le paradoxe, c'est que le numérique est utilisé pour les personnes qui en ont le moins besoin. C'est un aveugle au milieu de l’île Maurice qui en aura besoin, ou encore, un paralysé des membres supérieurs qui vit au fin fond des montagnes de la Réunion, pas un jeune qui habite à Londres ou à Paris, qui a 3 smartphones pour jongler entre YouTube et Facebook, pour lui, c'est un gadget. Alors, que moi, aveugle, habitant à la Réunion, le numérique a complètement changé la vie.

L - C'est comme une prothèse 2.0?

P — Oui, c'est ça, on en est même au 3 ou 4.0, le numérique nous a fait faire des bonds de géants à partir du moment où ça nous est accessible à différents niveaux.

L - Donc le numérique, sur des aspects importants comme la banque en ligne, par exemple, est un univers qui ouvre sa porte à tout le monde, mais qui la laisse fermée toujours pour les mêmes ?

P — C'est un bon résumé. En France et à la Réunion que ce soit le privé ou le public, en matière d'accessibilité, on est mauvais autant dans l'un que dans l'autre. Et malheureusement, les services publics ne sont pas toujours les meilleurs dans le domaine. Dans le privé, si quelqu'un décide de faire de l'accessible, il va être capable de faire des choses pas trop mal.

Dans le public, malgré des lois qui se précisent depuis 2005, on en est à 5-10 % de sites réellement accessibles.

Pour voir de bons résultats sur l'accessibilité, il faut cherche plutôt du côté des Anglo-saxons, les Américains et les Anglais sont beaucoup plus fort dans ce domaine.

L - En bref, pour l'accessibilité numérique, les Français ne sont bons à rien et mauvais en tout ?

P — (rires) je vous laisse la paternité de cette phrase ! Ce qu'on dit en France, c'est que nous sommes les champions des lois, on a des lois sur l'accessibilité (numérique) qui sont extraordinaires, on en a des wagons entiers… Mais on ne les applique pas ! (Rires)

Pour revenir, plus sérieusement, à l'accessibilité numérique, j'ai eu mon premier ordinateur avec synthèse vocale en 1991 (avec DOS 3.30), il prenait toute la table et avait un écran géant, alors que j'étais aveugle ! Mais il fallait un écran, sans quoi, il ne marchait pas… Et la finalité de cet énorme ordinateur était de pouvoir lire des livres, comme tout le monde, avec l'utilisation d'un scanner et d’un OCR derrière. Et je gérais mon compte en banque avec ce qui était la pointe de la technologie française de l'époque : le minitel.
Et aujourd'hui, sur les réseaux sociaux, on a des aveugles qui râlent parce que du jour au lendemain, pour un changement minime de n'importe élément d'une page (CSS, système de sécurité, etc.) d'un système bancaire en ligne, ils ne peuvent plus consulter et gérer leur compte en banque. D'ailleurs, on a du mal à faire comprendre aux banques, en France, de prendre en compte l'accessibilité numérique à un certain niveau.

L - Est-ce qu'il existe des domaines ou l'accessibilité serait meilleure de jour en jour ou un domaine où les progrès seraient assez nets ?

P — Ça dépend des jours, quelquefois on voit le verre à moitié vide, quelquefois à moitié plein. Mais, par exemple, les formations qu'il va avoir lieu à l'ile Maurice à Extension, n'auraient pas été possibles il y a 10 ans. Mais ça avance trop doucement. Pour prendre une image, le numérique est un TGV tandis que l'accessibilité en est encore à l'omnibus...

Mais il existe de bonnes surprises, par exemple, j'ai dans la main le symbole de l’accessibilité universelle. L’iPhone a été créé en 2007, donc ça fait à peu près plus de 10 ans que les smartphones existent. L'iPhone 3GS, sortie en 2009, est le premier smartphone complètement accessible ! C'est-à-dire que dans les réglages, on a une catégorie accessibilité où l'on a pour tout type de handicap et de déficience, et c'est les premiers (Apple, NDLR) à avoir fait de l'accessibilité universelle : concevoir un produit utilisable, en natif, par le plus grand nombre.

C'est un grand bond en avant, parce qu’on a un matériel grand public et un outil numérique par excellence, qui est accessible à 98 % par un grand nombre de personnes. 

L- Oui, j'ai remarqué que certains de mes proches utilisaient certains de ces réglages, pour avoir un texte plus grand, par exemple.

P — Effectivement, nous ne sommes pas les seuls concernés par l'accessibilité numérique, loin de là, il y a une nouvelle catégorie d'utilisateurs qui se développe, surtout dans les pays occidentaux. Ce sont les seniors, c'est à dire des personnes qui, peut-être, entendent un petit peu moins bien, voient un petit peu moins bien, peuvent être sujettes aux tremblements, etc. Si vous faites une zone de saisie trop petite sur l'écran, avec des tremblements, ils peuvent avoir du mal à toucher le bon endroit. Ils auront envie de zoomer, de renforcer les contrastes, etc. Les seniors vont faire un usage de plus en plus important du numérique, parce qu'ils se déplacent de moins en moins, pour des questions de mobilité notamment. C'est un moyen pour eux de rester en contact avec le monde entier. Ça aussi c'est de l'accessibilité numérique, on reste en plein dans le sujet.

L - D'accord ! Pouvez-vous nous expliquer ce qu'est le « design for all » (ou accessibilité universelle) ?

P — Bien sûr ! On va réfléchir, ce terme est important, à l'accessibilité d'un produit, d'un service ou d'un environnement dès le départ pour qu'il soit accessible au plus grand nombre. Et le symbole de ceux qui l'on fait au mieux pour l'instant dans le numérique c'est Apple avec l'iPhone et toute leur gamme. Aujourd'hui, Google a pris le train en marche et ils le font de mieux en mieux. Aujourd'hui, d'ailleurs, la grande partie des smartphones ont des options d'accessibilité en natif. 

Par exemple, vous me demandez une information, immédiatement, je sors mon téléphone, appuie trois fois sur le bouton central, et avec l'outil en main je vais chercher l'information. Et c'est du matériel grand public ! Ce n'est pas une prothèse, avec un côté stigmatisant (comme le fauteuil roulant, la jambe de bois, une canne blanche...), j'ai activé des fonctions que vous n'utilisez pas obligatoirement. Mais là, j'utilise le même produit que vous, je l'ai acheté au même endroit que vous, c'est un pas-de-géant d’offrir ces options d'accessibilité dans des produits grand public. On sort donc des objets uniques et/ou spécialisés pour handicapés, qui ont un effet pervers d'ailleurs puisqu'ils coûtent très cher. 

L - Oui, j'ai eu connaissance, il y a quelques années d'une jeune fille aveugle qui s'était faite voler son ordinateur portable, spécialement adapté aux non-voyants, et qui coûtait une fortune (13 000 €, NDLR).

P — Oui, par exemple, il existe des claviers braille qui coûtent entre 4000 € et 5000 € et il est légitime d'hésiter avant de se déplacer avec. Ce qui rejoint ce que je disais tout à l'heure.

L - C'est sûr ! Voulez-vous dire quelque chose de particulier avant la fin ? Est-ce que vous souhaitez passer un message ?

P — Mon message, c'est un appel au contact, à la rencontre. Pour la période de temps ou je serai à Maurice, je serai intéressé de rencontrer des personnes, handicapées ou pas, de tous horizons pour expliquer, parler, sensibiliser, informer sur ce qu'est accessibilité numérique. Je suis invité pour ça, après tout (rires). Je reste ouvert à toute rencontre et à tout échange dans ce domaine-là !

L - Merci beaucoup Pierre Reynaud d'avoir répondu à mes questions, je vous souhaite une bonne journée.

P — De même, au revoir !

 

 

 

 

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